André Bohn Théo Fritschy Jean-Louis Faucher






Bruno Bagnoud, pilote esquimeau














Le stick














Théo Fritschy et son Para Commander

Le pilote vient d'ouvrir la trappe du Pilatus Porter. Avec stupéfaction, je vois Jean-Louis découpler le tuyau de son masque à oxygène de la bouteille de bord, le brancher sur sa bouteille personnelle et percuter l'obturateur. Dans quatre minutes il n'aura plus d'oxygène !

      Par Théo Fritschy


Trois secondes pour décider : soit je donne l'ordre au pilote de piquer à outrance, soit nous sautons. De ma place, sous un angle de 45 degrés, j'aperçois l'agglomération de Sion ainsi qu'un petit trait de crayon de 2 centimètres, la piste de l'aéroport. J'ai décidé ! En principe je devais sauter le dernier, mais André, qui était responsable du largage n' a rien remarqué. Lui, déjà branché sur sa bouteille personnelle d'une autonomie de 20 minutes était penché sur la trappe ouverte et cherchait désespérément le terrain des yeux. De sa place, il aurait dû regarder derrière l'avion pour apercevoir la piste.

En moins de temps qu'il ne le faut pour l'écrire, je me branche sur ma bouteille personnelle, l'enclenche, et tout en ajustant mes lunettes, me place à genoux face à la trappe. André se redresse avec un signe négatif de la tête. J'ai enfin la place, me mets en boule et bascule en avant. Vont-ils me suivre ?

Après un looping, je me stabilise et lève la tête. Jean-Louis est là, 30 mètres plus haut. Il est suivi d'André qui enchaîne loopings après loopings, ses mains sur le visage. Il nous confiera plus tard, que surpris par notre départ, il nous avait suivis avec ses lunettes sur le casque !

Cette aventure avait commencé un mois auparavant. Roger Duflos, dit "Dudu", instructeur au Para-Club du Valais, recherchait de l'aide parmi les instructeurs des Para-clubs d'Annemasse, de Lyon et de Grenoble, pour faire faire des sauts d'initiation à toute une équipe de "G.O." du Club Méditerranée. En contrepartie, il nous proposait une semaine de sauts entre 4 et 5000 mètres d'altitude, Air Glacier venant d'acquérir un des premiers Pilatus Porter équipés d'un turbopropulseur de plus de 700 cv. A cette époque, nous ne sautions guère au-dessus de 2500 mètres. Les avions dont disposaient les clubs fonctionnaient avec des moteurs à piston dont le rendement diminuait rapidement avec l'altitude. Leur vitesse ascensionnelle était faible et les temps de vol importants.

D'autre part, il se proposait, avec les deux plus aguerris d'entre-nous, de tenter un saut à très haute altitude. Je ne sais par quel chemin, il avait réussi à se procurer deux bouteilles d'oxygène de siège éjectable de Hunter ainsi qu'une bouteille de plus grande autonomie destinée au largueur. De plus, il disposait de trois combinaisons utilisées par les équipages des bombardiers de la dernière guerre.

Tout jeune moniteur, avec mes 22 ans et 290 sauts, je ne faisais évidemment pas partie des élus, pour lesquels "Dudu" avait organisé une séance d'essai en caisson de décompression à l'Institut de physiologie de l'Université de Zurich. Il s'agissait de contrôler leur aptitude à supporter les basses pressions régnant aux altitudes auxquelles ils espéraient évoluer. Intéressé à titre personnel par ce test, après quelques négociations, je fus du voyage de Zurich.

Quelle expérience passionnante ! Il faut savoir que la pression atmosphérique diminue de moitié tous les 5500 mètres. Alors qu'à 4000 mètres j'étais capable de résoudre une quinzaine de calculs mentaux en 30 secondes, je ne parvenais plus qu'à en faire un à 9'000 m, effet du manque d'oxygénation du cerveau au quart de la pression atmosphérique du niveau de la mer. Cette simulation se termina à 9'500 mètres, lorsque le plus âgé d'entre nous donna les premiers signes de défaillance physique.

Quelle ne fut pas ma surprise, en arrivant à Sion, le 20 mai 1967 pour aider au déroulement de la séance de sauts d'initiation prévue, de voir "Dudu" appuyé sur deux cannes avec un magnifique plâtre à la jambe gauche ! Il avait manqué un atterrissage la semaine précédente. Etant le seul des non-prévus à avoir passé avec succès le test du caisson, je fus dès lors titularisé pour le "Grand saut". Mes complices étaient Jean-Louis Faucher, chef du Centre de parachutisme de Grenoble, avec plus de 1000 sauts à son actif ainsi qu'André Bohn, mon meilleur copain de l'époque. Nous avions effectué notre premier saut ensemble en 1963 à Lyon. Depuis lors, il avait eu la possibilité de sauter beaucoup plus souvent que moi, pauvre étudiant. Il n'y avait dans notre démarche aucune intention de record. Simplement, nous étions attirés par la découverte des hautes altitudes. Aucun d'entre nous n'avait d'expérience dans la manipulation des systèmes d'alimentation en oxygène. Par ailleurs, l'équipement de bord, sauf celui du pilote, était extrêmement rudimentaire : une grosse bouteille d'oxygène médical équipée d'un détendeur manuel, type appareil à souder, et d'un manomètre de haute pression. Aucun dispositif de réglage du débit ni aucun moyen de communication dans nos masques !

Le dimanche soir, après le départ de nos "G.O.", nous nous réunîmes pour faire le point et nous organiser. La météo était pessimiste pour les jours à venir. Ayant chacun des engagements pour le week-end suivant, nous fixâmes la dernière limite pour cette tentative au vendredi 26 à 16h00. Nous décidâmes également que le saut avec les appareils respiratoires individuels devrait être précédé d'au moins un saut aux alentours de 6000 mètres en utilisant l'équipement d'oxygène de bord.

Les fonctions furent distribuées de la façon suivante:
- André Bohn, qui connaissait le mieux la place de Sion, s'équiperait de la seule bouteille munie d'une vanne réglable et d'une autonomie de 20 minutes. Il serait responsable de la détermination du point de largage et sauterait en premier,
- Jean-Louis Faucher, l'invité de marque, serait responsable d'observer l'état de veille de l'équipage et sauterait en second.
- Pour ma part, j'avais la responsabilité de contrôler la pression de l'oxygène contenu dans la bouteille de bord et de régler le débit de ce dernier.

Dépourvu d'appareil de régulation, je devais estimer le débit en soulevant régulièrement le bord de mon masque à proximité des yeux, organes particulièrement sensibles aux courants d'air, et agir sur le réglage du détendeur en conséquence. D'autre part, sans autres de moyen qu'une ardoise et d'une craie, j'étais responsable des communications avec Bruno Bagnoud, notre pilote. Je sauterais donc en dernier.

Hélas, la météo avait eu raison. A partir du lundi, un plafond bas accompagné d'une pluie ininterrompue recouvrait le continent, à tel point, que le jeudi nous fîmes nos bagages et nous réunîmes pour un pantagruélique dîner d'adieu ! Nous décidâmes de remettre cette tentative à l'automne. J'avais le coeur un peu serré, car en automne, "Dudu" serait sur pieds et je n'aurais plus ma place dans le stick.

Vendredi matin, à 5h30, nous fûmes réveillé par un mécanicien d'Air-Glacier qui hurlait "Debout les gars, il fait beau !". Incrédules, la bouche pâteuse et clignant des yeux, nous ouvrîmes les volets. Seuls, quelques lambeaux de brume s'accrochaient encore ci et là aux flancs de la vallée dans un air d'une limpidité extraordinaire. Les arolles de la crête de Thyon découpaient le ciel bleu avec la finesse d'une broderie saint-galloise. Ces quatre jours de pluie avaient nettoyé l'atmosphère de toute pollution.

Le premier décollage fut immédiatement fixé à 7h30. Objectif : saut de la trappe à 6000 mètres, avec utilisation de l'équipement de bord. L'oxygène nous fit à tous le plus grand bien. Il effaça rapidement les séquelles des excès de la veille, et le système fonctionna parfaitement. Nous simulâmes le branchement sur nos bouteilles individuelles, sans toutefois les ouvrir.

Après avoir replié nos parachutes, nous installâmes des CAP-3, appareils de sécurité soviétiques, qui déclenchent l'ouverture du parachute principal à une altitude préréglée, en cas de perte de connaissance. Ce genre d'équipement, obligatoire pour chaque saut en URSS, s'échangeait facilement contre quelques vieux "Play Boy", à l'occasion de rencontres internationales. Nous les réglâmes pour un déclenchement à 600 mètres en raison du relief environnant.

A cette époque, le parachutisme sportif était un phénomène relativement récent. Les constructeurs d'avions n'avaient pas encore imaginé les portes coulissantes en vol. Nous étions donc obliger d'enlever les portes avant le décollage. En raison du froid, cela limitait nos activités aux alentours de 4000 mètres. Pilatus, par contre, équipait de série tous ses PC-6, avions de transport et de travail aérien polyvalents par excellence, d'une trappe d'environ 60 X 100 cm manoeuvrable par le pilote. Cela permettait entre autres activités, d'effectuer des largages de matériel, de fourrage pour les chamois ou d'eau pour combattre les feux de forêt. Cette caractéristique, liée à la puissance de la turbine à gaz faisait du Pilatus Porter l'avion idéal pour les sauts à haute altitude.

Vers 10 heures, nous embarquâmes dans l'avion. André au fond, Jean-Louis à côté du pilote et moi derrière lui, près du manomètre et du détendeur de la bouteille d'oxygène. Au centre de la carlingue, prirent place trois camarades qui nous quittèrent pendant la montée, vers 5000 mètres. Sitôt la trappe refermée, nous nous équipâmes de nos masques et je commençai le réglage du débit d'oxygène. Quelques instants plus tard, les aiguilles de nos altimètres, étalonnés de 0 à 4000 mètres, se bloquaient sur 2000 mètres après avoir effectué un tour et demi du cadran. Dès ce moment, seul le pilote connaissait l'altitude à laquelle nous évoluions. Peu à peu les vitres se couvrirent de givre et la température à l'intérieur de la cabine s'abaissa. Le vol se poursuivit en silence. Toutes les deux à trois minutes, je soulevais mon masque et fermais de plus en plus le robinet du détendeur afin de régler le débit d'oxygène en fonction de la pression atmosphérique qui diminuait lentement. Après une quarantaine de minutes de ce régime, le manomètre n'indiquant plus que 10 kg/cm2, j'inscrivis sur l'ardoise "Plus d'oxygène, prends l'axe." et je la tendis à Bruno. Après l'avoir lue, il me fit signe de lui passer la craie. Il effaça mon inscription, gribouilla quelques mots et me rendit l'ardoise sur laquelle je pus lire :"Sommes sur l'axe, reculons, vent de face 300 km/h", puis il ouvrit la trappe. C'est alors que j'eus la surprise de voir Jean-Louis enclencher sa bouteille individuelle et que je pris l'initiative de sauter le premier.

Rassuré par la présence de mes camarades qui vinrent se stabiliser au même niveau que moi, je pivotais lentement sur la gauche. Le spectacle qui s'offrait à moi était fabuleux. J'avais l'impression de survoler le monde. J'apercevais Turin, la plaine du Pô jusqu' à la côte méditerranéenne, Milan, puis l'Autriche, le lac de Constance et la Forêt Noire. Je distinguais nettement l'agglomération bâloise, tous les lacs suisses et derrière celui de Neuchâtel, le Jura français bien au-delà de Besençon. Le Léman semblait presque à mes pieds, avec Genève et le Fort de l'Ecluse. Je reconnus même le lac de Nantua, et plus loin, la plaine du Rhône jusqu'aux Alpes de Provence. Cette rotation de 360 degrés me permit également d'estimer notre position, en observant de temps en temps le point de pivotement du paysage à la verticale.

Nous chutions au-dessus du col du Sanetsch. Cependant, ce point de pivotement se déplaçait en direction de la vallée du Rhône. Aucun doute, nous traversions une masse d'air animée d'une grande vitesse horizontale. Cela n'était pas vraiment une surprise, par contre, ce qui me surprenait, était la violence du vent relatif ! Les réactions aux plus petites sollicitations étaient extrêmement brutales et saccadées. Je sentais ma combinaison flotter avec une frénésie que je n'avais jamais ressentie. Plus tard, nous avons calculé, que compte tenu de la raréfaction de l'air, nous avions certainement dépassé les 400 km/h entre 9 et 8000 mètres. Simultanément, l'air que je respirais devenait de plus en plus glacial. Je réalisai alors que le tube souple reliant mon masque à la bouteille d'oxygène était pleinement exposé à la température ambiante. Je regardais le paysage qui s'étalait sous moi. Tous le massif alpin me semblait écrasé, plat. Observant la dérive provoquée par le vent d'altitude, j'estimais qu'il ne nous ramènerait pas à lui seul à la verticale de la vallée.

Je me mis alors en position de dérive, en forme de flèche, les bras tendus en arrière, légèrement écartés du corps et penché en avant sous un angle de 30 à 45 degrés. Cela accéléra bien sûr ma vitesse, mais cette position permet à un homme d'obtenir une finesse de vol de 1/3. Chutant à environ 350 km/h, j'ajoutais ainsi un déplacement horizontal de l'ordre de 100 km/h à la vitesse du vent. Je gardai cette position une quarantaine de secondes, puis ayant l'impression que si je poursuivais plus longtemps, j'allais traverser le Rhône, je me stabilisai en chute verticale. Progressivement, le paysage prenait du relief. L'aiguille de mon altimètre commençait à frémir. Je devais me trouver aux environs de 6000 mètres. Un coup d'oeil autour de moi. Mes camarades sont là, à une centaine de mètre devant , un peu plus bas. Ils m'ont suivi dans ma dérive et sont en train de se stabiliser également. Je me laisse chuter avec délectation. La vitesse a considérablement diminué et j'ai le sentiment de planer en douceur, un peu comme l'automobiliste qui, après un long parcours d'autoroute, se retrouve à 60 km/h sur la bretelle de sortie. En face de moi, je vois le Cervin. Alors que j'ai le sentiment de croiser son sommet, je jette un coup d'oeil à mon chronographe. Il y a déjà deux minutes que j'ai quitté le Pilatus. Peu à peu, l'horizon se rétrécit. Je pénètre le relief, je retrouve un monde à trois dimensions, je rentre chez moi !

Grisé tant par l'oxygène pur que je respire que par la beauté du spectacle, j'engage 2 tonneaux et 3 loopings d'affilée. Cela fait du bien de s'ébattre, de se secouer un peu, après un moment de concentration extrême. Maintenant, mon horizon se limite aux crêtes des massifs entourant la vallée du Rhône. Je suis face à l'aérodrome. A la verticale de Chandolin, je distingue sur ma gauche les villages de la commune de Savièse, un peu plus loin Grimisuat. J'ai quitté le vent complice qui nous poussait vers le centre de la vallée. La place d'aviation est un peu loin. Je me remets en position de dérive, et gagne encore quelque 500 mètres en direction de la piste. 1100 mètres ! Je vois mes complices ouvrir leurs parachutes. Ils veulent absolument rejoindre le terrain. Pour moi, cela n'a aucune importance. Je me refuse d'interrompre prématurément une telle chute. Il y a suffisamment de champs sans vignes dans la plaine. Le sol se rapproche de plus en plus rapidement. Un coup d'oeil à l'altimètre : 700 mètres. Je tire sur la poignée et mon parachute se déploie avec un claquement sec. Face au terrain, j'apprécie ma dérive. Le "Para commander" dont je suis équipé a une finesse de 1. C'est-à-dire que sa pente de descente naturelle sans freins est de 45 degrés. Si le vent reste constant, je rejoindrai l'aérodrome sans problème. Hélas, vers 400 mètres d'altitude, il change de direction. Il tourne naturellement dans l'axe de la vallée. Le passage au-dessus de la colline et de la voie ferrée qui jouxte la place d'aviation me paraît tout à coup risqué. Je ne suis pas venu des limites de la troposphère pour finir grillé sur un câble des CFF ! Pas de problème cependant, je repère un champ le long de la route cantonale qui conviendra parfaitement à l'atterrissage.

Un dernier virage pour me mettre face au vent et je me pose debout, en douceur, surprenant une famille en train de pique-niquer. Ils ne m'avaient pas vu arriver et restèrent figés, la fourchette en l'air, pendant quelques secondes. J'avais l'impression qu'ils me prenaient pour un extraterrestre ! Leur stupéfaction passée, le père de famille me demanda en bégayant " Mais..mais..d'où venez vous ? ". Eclatant de rire dans mon masque, je montrai du doigt un minuscule point blanc qui dessinait des cercles dans le ciel, et qui grossissait lentement.

Cinq minutes plus tard, Pierre Michalet, qui faisait partie de ceux qui nous avaient quittés vers 5000 mètres, venait me chercher avec sa vieille 404. Ce n'est qu'en arrivant à l'aérodrome que j'appris que nous avions sauté d'une hauteur de 10'100 mètre au-dessus de Sion. La température extérieure était alors de moins 53 degrés et ma chute libre avait duré un peu plus de trois minutes.

Le lendemain, la presse annonçait que nous avions battu le record suisse d'altitude. Cependant, ce record ne fut jamais homologué, car quelques jours plus tard, un parachutiste zurichois qui tentait un nouveau record, perdit connaissance à bord d'un autre Pilatus. Malgré un piqué d'urgence du pilote, il ne put être ramené à la vie. L'Aéro-Club de Suisse décida alors, et avec raison, de ne plus homologuer de records d'altitude.



177 février 2002