Ces images ont quelque chose de très spécial : elles n'ont pas été cadrées du bord de la falaise, ni avec l'aide d'un téléobjectif. Claud Remide les a réalisées en chute, appareil photo sur le casque. Ce n'est certes pas la première fois que des BASE jumpers partent accrochés ou se filment ; mais ici les angles et les distances de prises de vues ont de quoi laisser perplexe, surtout lorsque l'on sait que la hauteur de départ n'est que de 350 mètres et que Claud utilise un grand angle, objectif qui, rappelons-le, a tendance à «éloigner» le sujet. De plus, pour Erich Beaud, il ne s'agit plus de BASE jump mais de paralpinisme, un nom qui parle de lui-même et dont nous avons déjà abordé la définition dans un article précédent (voir ParaMag n°131, avril 98).
ParaMag a interviewé ces 2 protagonistes d'une forme de chute libre en pleine évolution afin de vous en faire découvrir les prémices.
ParaMag : En janvier 97, alors que tu étais en entraînement au Maroc au sein de l'équipe de France de VR-4, un grave accident d'atterrissage te coûtait 2 fractures ouvertes aux genoux et une fracture de la cheville. Moins de 2 ans plus tard, tu sautes des falaises françaises : on peut dire que c'est une drôle de reprise !
Claud Remide : A l'hôpital et en rééducation, le saut de falaise était ma motivation pour récupérer le plus vite et le mieux possible. Ces photos qui sont publiées ce mois-ci, je les imaginais déjà sur mon lit de convalescence. J'ai passé beaucoup de temps à concevoir et réaliser mes casques photos et vidéo durant ma longue période de rééducation. Cela m'a aidé à passer cette période difficile. Puis j'ai fait mon saut de reprise d'avion en novembre 97, soit 10 mois après mon accident. Mon saut de reprise en falaise, je l'ai fait un peu plus tard, en juin de cette année. Depuis, j'en totalise une soixantaine en trois mois de temps. Vu les dégâts de mes genoux, je m'estime heureux de pouvoir utiliser mes jambes correctement, même si je n'ai pas récupéré à 100 %.
ParaMag: Ces photos ne sont pas le fruit du hasard : il vous a fallu beaucoup de travail et de technique pour les obtenir. Quand et comment vous est venue l'idée ?
Claud Remide : J'avais ces images-là en tête depuis 95. A cette époque, nous commencions à partager de grands moments en sauts de falaise avec Franck Konrad, Jean-Noël Itzstein, Jacques Malnuit, Erich Beaud et François Dufeu. Au sein du groupe nous faisions évoluer la technique vers quelque chose de nouveau. Notre but était d'utiliser les courtes secondes du saut pour chuter ensemble et se déplacer, des exercices de vol relatif en quelque sorte. Nous cherchions à évoluer les uns par rapport aux autres ou à côté des autres, avant même que la vitesse de chute nous donne ses premiers appuis sur l'air. Je voulais être capable de me déplacer dès la 4ème seconde de chute dans l'esprit de filmer quelqu'un, son saut et son ouverture. Après la disparition de François en 96 et mon accident en 97, notre recherche s'est arrêtée.
Où en êtes-vous aujourd'hui ?
Claud Remide : Pour ce type de sauts précisément, nous sautons exclusivement à 2 avec Erich Beaud, car nous nous connaissons très bien et la confiance mutuelle est un facteur déterminant et indispensable pour ce genre d'exercice. Durant les premières secondes de chute, il n'y a pas de vitesse, nous travaillons donc sur l'impulsion. Après 4 secondes, nous sommes capables de bouger comme en vol relatif. Évidemment, notre expérience dans cette discipline nous aide beaucoup.
Erich Beaud : En paralpinisme, les progrès se font au coup par coup car on ne peut pas faire 10 sauts par jour et puis le temps de travail est très court. Par exemple, avant de partir accrochés à 2 en étoile, nous avons d'abord essayé des départs en ligne avec un début de fermeture. Progressivement, en une dizaine de sauts, nous en sommes arrivés à sortir une étoile accrochée. Il est important de ne pas brûler les étapes. C'est un peu comme les premiers loops effectués en 93, on ne savait pas s'il valait mieux enclencher le loop dans l'impulsion ou attendre d'être à plat. Nous avons appris par la suite que les 2 méthodes sont possibles en fonction des circonstances et qu'il faut savoir faire le bon choix.
Quel est votre but actuellement ?
Claud Remide : Réussir des départs en figures accrochées à plusieurs, comme par exemple une étoile à 3, et ensuite enchaîner d'autres figures. Sortir à plusieurs accrochés a déjà été fait, mais sur des départs plus élevés comme «Accordéon-carré» (1) près du Brento en Italie, en Norvège ou à El Capitan, dans le Yosemite. En général, il s'agissait d'une sortie accrochée qui était séparée avant un étagement de sécurité. En France, les sites ne sont pas très hauts mais nous essayons d'en tirer le meilleur parti pour nous amuser sans avoir à faire des milliers de kilomètres tous les week-ends. En même temps chaque saut est un entraînement et lorsque l'occasion se présentera de sauter sur des dénivelés plus importants, nous pourrons faire des trucs qu'on imagine même pas aujourd'hui. On passe progressivement d'un état d'esprit individuel à un travail d'équipe tout à fait comparable au vol relatif, avec un briefing avant le saut, de véritables déplacements et placements.
Pour l'instant c'est une équipe de 2 ?
Erich Beaud : Oui, car là aussi il ne faut pas griller les étapes. Nous totalisons environ 50 sauts ensemble sur ce genre d'exercices. Ce travail d'équipe exige une grande complicité, il faut vraiment bien se connaître et avoir confiance en l'autre.
Claud Remide : Quand je saute avec Erich, c'est chacun son boulot. Moi j'ai déjà beaucoup à faire avec les images : photos + vidéo. Avant le saut, je m'occupe des réglages de mes appareils. Erich s'occupe des accès, des rappels et en général de tout ce qui est matériel de montagne lorsque c'est nécessaire. Par exemple, certains sites ont un dévers légèrement positif qu'on ne peut pas passer avec un simple élan ou parfois on ne peut même pas prendre d'élan. Dans ces cas on descend quelques mètres en rappel pour accéder à un point de départ plus favorable. En chute, comme je suis occupé à viser, je ne vois pas le sol, je n'ai donc aucune notion de hauteur et je ne contrôle pas mon saut. C'est Erich qui est responsable du temps de chute à 100% lorsque je fais des images.
Dans ce cas, comment se passe exactement la séparation ?
Erich Beaud : Elle est toujours spécifique à chaque exercice. Dans le cas présent, j'utilise des repères visuels sur le relief ou le sol. On ne ferait pas ce genre de sauts sur des sites nouveaux ou en saut de reprise sur des sites connus. Évidemment, il n'est pas question d'utiliser un altimètre ni de compter. Ce sont les débutants en BASE jump qui comptent. Lorsque le moment de la séparation est arrivée, on fait chacun 90 ° pour revenir dos à la falaise, j'ouvre en premier et je tire sur place tandis que Claud dérive et descend le plus possible.
Claud Remide : Même si chaque geste et action sont bien préparés, il faut parfois savoir écouter son instinct et agir au feeling. Par exemple, sur un saut où je devais ouvrir avant Erich après un temps de chute court, j'ai eu des difficultés à revenir en position d'ouverture dos à la falaise. Erich ne pouvait pas me voir, mais il a senti que j'étais encore en chute et heureusement il a retardé un peu son ouverture.
Mais faire du VR, même de falaise, cela ne consiste-t-il pas en quelque sorte à réinventer une technique du chute qui existe déjà ?
Claud Remide : Le paralpinisme représente tout un contexte, ce n'est pas que le saut en parachute. En premier lieu il y a le contact avec l'élément naturel : la marche en montagne, la petite fleur qui se trouve en altitude, les odeurs de buis, etc. Ensuite il y a la prise de risque calculée, la gestion d'un geste parfait. On en arrive à faire des briefings en tenant compte de chaque détails. Je crois même que l'on prend moins de risques qu'avant. Et pour moi il y aussi le plaisir de retrouver les sensations que j'avais avant mon accident. Je n'étais pas sûr de pouvoir refaire tout ça un jour.
Erich Beaud : Ça peut sembler facile mais c'est en fait très technique, ça n'a rien à voir avec du VR d'avion. Du début à la fin, il n'y a pas de place pour l'erreur : le moindre dérapage latéral ou arrière en couplé et on est dans le mur. Le moindre oubli sur un temps de chute et on est par terre. Pourtant la plus grosse difficulté n'est pas technique mais psychologique.
Y a-t-il des difficultés spécifiques à prendre des images dans ces conditions ?
Claud Remide : Oui, bien sûr. En plus de ce que nous avons déjà abordé précédemment, il y a la délicate phase de mon ouverture avec du poids sur la tête qui peut se révéler très gênant en cas de problème, comme par exemple des twists ou pour corriger des demi tours. Il y a aussi le taux de chute qui nous réserve parfois des surprises. Il suffit qu'Erich prenne une combinaison plus ample que d'habitude et tous mes placements sont à revoir. J'envisage même de sauter avec du plomb pour certaines prises de vue, pour corriger des distances.
Les photos d'ouverture sont étonnantes car tu es très près de la voile et en plus tu arrives à saisir toute la phase. Comment fais-tu ?
Claud Remide : J'ai toujours été passionné par le matériel et au début mon but était de détailler et comprendre ce qui se passait durant une ouverture en BASE jump. Notamment au moment de l'apparition du système «multi» (2) sur le marché. Ensuite je me suis aperçu que ça faisait de belles images. De la prise de l'extracteur dans le vent relatif à la montée de la voile, c'est un mouvement magnifique. Le placement est très délicat dans ce genre de prises de vues. Par exemple, si je veux avoir toute la séquence, nous devons consacrer le saut exclusivement à cet exercice. Je me cale sur le départ d'Erich : environ un dixième de seconde après lui pour chuter à 2 mètres environ au-dessus de lui. Ensuite il me reste quelques secondes pour affiner mon placement et là je n'ai pas le droit à l'erreur. Mon appareil est fixé en position horizontale et j'incline la tête pour obtenir un cadrage vertical.
Quel est l'avenir du paralpinisme ?
Erich Beaud : Au-delà des objectifs décrits par Claud précédemment, je pense que l'évolution ira vers ça et vers l'ouverture de nouveaux spots dans l'esprit du paralpinisme, c'est-à-dire dans des montagnes hautes. Comme par exemple ce saut dans l'Himalaya dont les images ont été diffusées à Ushuaïa il y a quelque temps. Beaucoup ont cru que ce saut était un échec car on voyait les 2 chuteurs «gameller» durant de longues secondes près de la paroi. Pour moi c'est le plus grand saut de paralpinisme réalisé à ce jour. Il s'agissait d'un BASE jumper et d'un alpiniste, chacun ayant un bon niveau dans sa discipline et chacun avait enseigné à l'autre les bases nécessaires pour réaliser l'exploit. Ils ont sauté à 6 000 mètres, donc dans des conditions de froid extrême, avec un manque de portance dû à la faible pression atmosphérique. De plus ils étaient lourdement chargés et c'était évidemment leur premier saut sur ce spot. C'est ce que j'appelle du paralpinisme à l'état pur.
Les techniques se développent, le matériel est de plus en plus performant et je pense qu'il reste de grandes choses à faire en montagne. Nous sommes en train «d'ouvrir des portes» ; peut-être que ce seront de plus jeunes que nous qui iront encore plus loin, mais c'est sûr : «ça va le faire»...
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AvertissementErich Beaud : «On voit des trucs abominables, les gens veulent découvrir par eux-mêmes et ne se posent même pas la question de savoir pourquoi on fait telle ou telle chose de cette façon. Par contre il y a aussi des gens très consciencieux et très méticuleux comme ce jeune pratiquant qui se fait filmer par des potes et qui nous envoie les K7 pour être débrieffé.» |
(1) «Accordéon-carré» : Les paralpinistes baptisent eux-mêmes les spots qu'ils ouvrent, dans le même esprit que les grimpeurs qui ouvrent des voies d'escalade. Erich et Claud avaient nommé ce site italien d'un dénivelé important en se disant que dans le futur des paralpinistes arriveraient peut-être à y passer le fameux bloc n° 24, «accordéon-carré»...
(2) «multi» : Système d'ancrage multi points entre l'extrados et l'extracteur. Son pliage est plus complexe mais il assure une meilleure mise en pression de l'extrados.