La grande silhouette de Patrick de Gayardon s'engageait vers le seuil
de la porte. Son visage s'éclairait d'un large sourire, ses yeux
pétillaient une fois de plus à l'idée d'une nouvelle
semaine de parachutisme bien spéciale que nous allions partager
ensemble, ici à Hawaii.
Comme à son habitude, il traînait ses lourds sacs et valises
qui lui avaient certainement coûtés un excédent de
bagages sur son vol en provenance de Floride. Il avait évidemment
ses derniers gadgets qui lui permettraient d'aller encore plus loin dans
son univers préféré : le ciel. Il laissait tomber
lourdement sur le sol ses affaires : un skysurf géant de 2 m 30,
un parachute tandem flambant neuf de chez Parachutes de France, un sac
contenant quelques wing suits (1) réactualisées chez ToutAzimut
et deux sacs harnais Vector équipés d'un déflecteur
souple sur l'arrière du container de la principale.
Il venait d'arriver dans cette petite maison que nous allions partager.
Une grande baie vitrée offrait une inlassable vue sur l'écume
blanche des vagues du North Shore. Il s'exclamait en nous disant bonjour
et qu'ici nous aurions du bon temps. Il était heureux de nous retrouver.
Wendy Smith, Katarina Ollikainen, Adrian Nicholas et moi-même l'entourions
alors qu'il commençait à déballer ses affaires et
qu'il programmait déjà la journée parachutiste de
demain. Pour le moment, un peu de bricolage l'attendait, évidemment.
C'est notre ami Guy Banal qui était allé le chercher à
l'aéroport d'Honolullu. Patrick et Guy étaient depuis 10
mois partenaires dans le "Pacific International Skydiving Center", un centre
offrant certainement la plus belle vue aérienne qu'un parachutiste
puisse rêver avoir comme décor au fil de sa chute. Nous étions
ici pour que ce décor enrichisse les images de mon prochain film.
Nous devions réaliser une séquence de skysurf tandem
et de freefly. Patrick et Wendy allaient devoir faire voler ensemble le
surf géant. Adrian volera de concert avec eux, en freefly. Parallèlement
au tournage de cette séquence, nous avions programmé quelques
sauts d'entraînement afin de faire des vols en proximité avec
les wing suits. Le réel tournage était prévu pour
cet été.
Notre petite maison en bord de plage était louée à
l'année par Pacific International Skydiving Center. Tom, le rigger
(2), vivait là. Le living room était transformé en
salle de couture et de pliage avec quelques machines à coudre, au
grand bonheur de Patrick. Il en a eu toujours besoin. Nous avons passé
4 jours au North Shore en sautant à petite cadence, à cause
d'un vent persistant qui se levait toujours en fin de matinée. Le
tournage de la séquence en skysurf tandem et free fly prenait bonne
tournure.
Nous avions réglé un joli mouvement : Adrian volait sur
le dos en ayant une prise avec Patrick qui partageait le surf géant
avec Wendy. Le trio s'engageait alors dans une rotation continue, souple
et rapide. Patrick criait sa bonne humeur au visage inversé d'Adrian.
Ces premiers sauts étaient aussi l'occasion pour Patrick et Wendy
de passer ensemble quelques loops et hélicoptères qui s'amélioraient
progressivement.
Patrick était content, tout se passait comme il le voulait.
Ces courtes matinées étaient entrecoupées aussi d'un
ou deux sauts de wing suit. Ce fut pour moi l'occasion de voir voler Patrick
à mes côtés pour la première fois. Il comptait
maintenant plus de 500 sauts avec ses ailes et il me montrait ici son aisance
en enclenchant des passages dos, des tonneaux, et en venant se placer à
ma gauche ou à ma droite, en me passant au dessus ou en-dessous.
Le soir nous prenions notre repas à la terrasse de notre petite
maison. Le vent tiède faisait gronder les vagues. Patrick aimait
nous raconter encore ses sensations obtenues au cours de ses vols en wing
suit au Grand Canyon, en Norvège ou à Chamonix. Il disait
aussi qu'il avait passé de longs moments à étudier
la topographie des montagnes. Il cherchait et il avait trouvé déjà
des endroits pour de nouveaux BASE jumps qu'il aurait pu effectuer uniquement
avec sa wing suit.
Sauts d'avions ou BASE jump, il voulait maintenant voler très
près du relief pendant de longues secondes avant de filer vers une
vallée qui lui aurait donné suffisamment d'altitude pour
ouvrir. Il travaillait encore sur sa finesse pour l'augmenter. Sa prochaine
combinaison devait avoir le harnais intégré, le profil des
ailes devait être différent, et il sautait déjà
avec un déflecteur sur le fond de sac.
Cet après-midi là, le North Shore était agité
par les vents, les nuages chargés de pluies passagères et
les vagues roulaient en grondant. Le soleil se mêlait partiellement
à cette danse de l'énergie naturelle. Deug, lui, avait choisi
de "faire chauffer la machine à coudre" : "Je démonte,
je découds, je recouds, je remonte, c'est laid", pensait -il,
"j'sais pas bien coudre, mais sa fonctionne". Il adorait çà
et il était tellement impatient d'essayer son nouveau bricolage
qui, ce dernier, serait sans doute modifié quelques sauts plus tard...
Là, il avait travaillé sur son déflecteur et il
l'avait démonté. Cet après-midi là, pourquoi
un ange ne lui a-t-il pas dit : "Eh Patrick, sois prudent, sois attentif,
car demain tu manqueras à tes amis". En début de soirée,
Patrick remonte son déflecteur. Il ne sait pas qu'il vient de terminer
son bricolage mortel.
Lundi 13 avril, 7 heures du matin. "Bonjour Patrick !" Dans quelques
heures tu nous auras quitté, si on le savait, là, maintenant
on arrêterait la terre de tourner. Nous faisons un premier saut de
skysurf tandem, ce sera le meilleur de la série. Patrick et Wendy
amènent Adrian dans la rotation. Le free flyer suit la dance sans
tendre le bras. Je dois maintenant recharger mes caméras.
Deug et Adrian en profitent pour sauter dans leur wing suit. Ils feront
ensemble un vol qui comblera Adrian. Ils fileront ensemble au-dessus du
North Shore, côte à côte ou en se croisant. Maintenant
Adrian utilise efficacement sa nouvelle combinaison, Patrick est content
de voir son partenaire à peu près à la même
finesse que lui. Il le manifeste en lui criant : "Yeah! ...L'Anglais,
yeah !!!" Adrian voit le dernier sourire de Patrick avant qu'il creuse
imperceptiblement les épaules pour augmenter sa vitesse horizontale
et filer vers le terrain.
Tandis qu'Adrian ouvre à 1 200 mètres, Deug s'en met
encore une petite rasade, fidèle à son habitude. Il continue
sa dérive sur une distance horizontale de 7 à 800 mètres...
Souviens-toi Patrick de tes plus jeunes années, avec la bande
fougueuse des "Lyonnais"... "Blue sky, black death", c'était
votre cri de guerre. Était-ce pour défier le sort ou simplement
pour rigoler ? Vous n'hésitiez pas à prononcer le mot tabou
: "impact". Tu en parlais à l'état pur, en parler sans détour
te faisait tellement rire.
Tu t'es impacté devant moi, imbécile ami. Pour une fois,
pourquoi n'as-tu pas pris le temps de vérifier ton bricolage, pour
cette fois là seulement. J'ai vu tes 300 derniers mètres,
toutes tes poignées dans les mains, et j'ai entendu ton cri plein
de vie et d'adrénaline. As-tu aimé ce "dernier rush",
cette "vision grandiose", que tu racontais du temps des "Lyonnais"
?
Puis tu as disparu derrière les bananiers et nous nous sommes
effondrés. Tu as libéré ton âme sur le coup
en cette fin de matinée. On a emmené ton avion de chair.
Le soir, ton point d'impact était vénéré :
croix de fortune, coquillages, fleurs et couronnes de fleurs aux senteurs
hawaïennes, boîtes de bière vidées à ton
salut et autres saveurs du pays.
Déjà on parle de toi dans le monde entier, tu viens d'entrer
dans ta légende. Dans 5 jours ton avion de chair sera rapatrié
en France, il arrivera à Lyon recouvert d'un parerro. Merci à
Adrian d'avoir torturé l'administration hawaïenne pour obtenir
ce court délai. Merci à l'équipe Sector d'y avoir
contribué.
Ta famille incinérera ton avion de chair. On partagera alors
les cendres pour les faire s'envoler au-dessus du North Shore, à
Deland, Gap, Chamonix et la Nouvelle Zélande. Nous allons partir
de ce merveilleux pays, le temps d'une ballade, un dernier coucher de soleil
en compagnie de Guy. A 3 doigts au-dessus de la ligne d'horizon, le soleil
qui brille sur la mer est encore chaud. Les surfeurs glissent dans les
vagues en gérant leur énergie intérieure. La tienne
s'est infiltrée dans les embruns hawaïens, vers une nouvelle
longue dérive que j'espère surprenante pour toi.
Le soleil rougit et descend, il va disparaître. Il fait maintenant
frais. Toi, tu dois encore sentir sa lumière et sa chaleur. On te
dit tous à Dieu. On a encore quelques années à parler
de la légende de Patrick de Gayardon.
J'espère que tu ne m'en voudras pas d'avoir raconté ici
ta véritable histoire, elle est tellement incroyable. Comme pour
chacune de tes aventures, je pense l'avoir décrite telle que tu
l'aurais aimée.
(1) wing suits : combinaisons à ailes "chauve-souris"
(2) rigger : spécialiste du pliage et de la réparation
des parachutes.
Patrick de Gayardon aurait pu mourir dix fois au cours de ses aventures parachutistes, mais il a toujours bien calculé. Toutes ces premières ou cascades étaient minutieusement étudiées, sans que rien ne soit laissé au hasard. C'est à l'issue d'un saut d'entraînement avec sa wing suit que Patrick s'est tué. Afin d'augmenter sa finesse, il avait conçu une sorte de déflecteur qu'il fixait sur le fond du container principal de son parachute, comme le montre notre photo. Ce déflecteur comblait le creux des reins, lui apportant ainsi un écoulement d'air continu. Cela lui permettait d'augmenter de 10% ses performances avec la wing suit. Le déflecteur était fabriqué en cordura et rempli de mousse. A l'intérieur, il y avait aménagé un emplacement pour le hand deploy. Le déflecteur était amovible : en bas (côté fond de sac) il était mis en place par une fermeture éclair ; en haut le déflecteur avait deux lacets en grosse suspente : un à gauche du déflecteur et l'autre à droite. Il les faisait passer dans des ouvertures qu'il avait aménagées à chaque coin supérieur du container principal. Les lacets passaient donc sous les rabats latéraux, sur environ 3 centimètres, avant d'être récupérés et protégés par un rabat velcroté. Pour y faire une petite modification, Patrick avait démonté puis remonté son déflecteur sans ouvrir le container principal. Au remontage, c'est en passant l'un des deux lacets dans son trou respectif que Patrick a pris au passage deux suspentes lovées comme d'habitude en fond de sac. Patrick a mis en oeuvre son hand deploy en dessous de 700 mètres, et certainement plus bas. L'extracteur est monté en ouvrant les rabats normalement, quant au POD de la voile principale, il n'a pas pu monter, ni s'ouvrir puisqu'il était accroché par deux suspentes au lacet du déflecteur. Patrick a libéré puis fait réserve. L'extracteur et le POD de la réserve se sont immédiatement emmêlés avec ceux de la principale. Les deux POD flottaient derrière son dos et ne se sont jamais ouverts. Il n'avait pas de déclencheur automatique, ce qui de toute façon n'aurait rien changé. Il a été retrouvé avec les deux poignées dans les mains. Il n'avait pas débrayé les ailes de sa wing suit. Peut-être que s'il l'avait fait ou s'il avait eu le temps de le faire, l'absence d'ailes plus ou moins tendues aurait occasionné un écoulement d'air plus important, et donc moins de dépression dans le dos. La réserve y aurait peut-être trouvé une petite chance de monter sans s'emmêler à l'extracteur et au POD de la principale.