L'article du mois :
Patrick de Gayardon a sauté d'un avion, il l'a suivi en chute
libre et il est remonté dedans, sans avoir à ouvrir son parachute.
Il ne s'agit pas d'un rêve mais d'une réalité, une
folie douce que nous vous proposons de vivre en détail.
Photos Patrick Passe - Illustrations
Boris Jorand
Chambéry, 29 juillet, 20h09. Patrick de Gayardon
s'élance en chute libre d'un Pilatus en vol, un geste presque banal
pour lui. 20h10, il est de nouveau dans le Pilatus en vol, son saut est
terminé, parachute non déplié : il est remonté
dans l'avion ! Les images sont fascinantes, indescriptibles : filmé
de la carlingue dans laquelle il va remonter, équipé d'une
combinaison style "homme-oiseau", De Gayardon suit la même
trajectoire que l'avion ; il s'agit bien de vol et non plus de chute libre.
Il s'approche, subit une légère turbulence, puis s'approche
encore... Et brusquement, d'un écart de côté, il se
jette sur les tapis en mousse mis en place dans la porte pour sa réception.
Il tient bon, se hisse et s'installe plus confortablement, pouce levé
vers la caméra en signe de victoire : c'est gagné ! Mais
il faudra attendre la diffusion du film publicitaire par Sector pour les
savourer...
Afin de bien comprendre cet incroyable saut, nous vous
proposons un interview complet de ce nouvel "homme volant", dont
la vie est un perpétuel défi aux lois de la pesanteur. De
quoi faire retourner M. Newton dans sa tombe !
Comment t'est venue l'idée de remonter
dans un avion en plein vol ?
C'était à Deland, je m'éclatais bien en suivant
le Twin Otter, équipé de ma combinaison à ailes. Une
semaine plus tard, à Courchevel, en regardant la photo du même
avion en descente le long d'une paroi enneigée, je me suis dis que
ce serait amusant de le suivre dans un si beau paysage ; et c'est là
que m'est vraiment venue l'idée : si je peux le suivre, pourquoi
ne pas remonter dedans ! C'était il y a 3 ans.
L'idée n'est pas si nouvelle. Il y a longtemps
que des paras ont rêvé de remonter dans l'avion. Ca a même
été fait durant certaines cascades, aux États-Unis.
Pour nous, c'est complètement différent. Il ne s'agit
pas d'une cascade, ni d'une course piquée avec l'avion. Remonter
dans un avion en piqué, c'est une chance sur 2 de taper dans l'hélice.
Avec Sector, nous travaillons sur un film publicitaire, c'est un véritable
tournage. Il ne s'agit pas de remonter une fois dans l'avion, mais d'être
capable de le refaire plusieurs fois, pour obtenir des plans différents.
C'est vrai que la remontée, ça a déjà était
fait, mais c'était avec des avions descendant verticalement à
180 km/h, moteur au ralenti, freinés par un parachute de 3 ou 4
mètres de diamètre (exemple : la cascade de l'Américain
D. Robinson en 1980). En fait, c'est la première fois que ça
se fait avec un avion en configuration réelle de vol.
Le point de départ semble être cette
fameuse combinaison à ailes. Comment fonctionne-elle ?
Elle est pourvue d'une aile entre les jambes et sous chacun des bras.
La tension de cette dernière est obtenue lorsque les bras sont ouverts
à environ 50 °. La particularité réside principalement
dans la conception cellulaire des ailes qui comportent une entrée
d'air sur la face avant. Nous avons commencé à l'expérimenter
en 94 pour tourner un film avec Ushuaïa, c'est Kevin Hardwick qui
m'a aidé. Il a eu le courage de construire les premières,
une vraie prise de tête ! Depuis nous avons beaucoup évolué
en intégrant le harnais à la combinaison et surtout les libérateurs
d'ailes de bras. Avant les libérateurs, il me fallait parfois près
de 1 000 mètres afin de pouvoir attraper mes commandes. Aujourd'hui
la sécurité est complètement acquise avec les ailes.
Le positionnement des ailes sur le corps (angle + épaisseur) et
leur calage (intrados/extrados) a demandé 3 patrons différents
pour 6 versions d'ailes différentes. Lorsque j'ai commencé
à mesurer mes vitesses (avec un GPS et un barographe électronique),
j'ai constaté une finesse de presque 1,5. Aujourd'hui on doit en
être à 1,7. Mon taux de chute le plus lent tourne dans les
25 m/s, ce qui donne environ 2 mn 10 de chute sur un saut à 4 000
m (3 200 m de chute). La distance maximale atteinte est de 5 km, voire
6 km avec du vent arrière.
Quelle technique avez-vous utilisé pour
remonter dans l'avion ?
Nous avons calé l'avion sur un plan de descente et une vitesse
qui correspondent à la mienne, tout en me laissant la capacité
d'accélérer ou de ralentir de quelques km/h. Dès que
je sors de l'avion, je pars en prise de vitesse dans la direction opposée
à celle de l'axe de largage, je me cale sur un angle de plané
connu. L'avion fait un 180° dans ma direction. Lorsque je le vois arriver,
je me cale par rapport à lui et il fait de même par rapport
à moi. Plus on s'approche, plus les corrections sont minimes. Il
arrive un moment où l'on n'a plus rien à corriger, on vole
en parallèle, il n'y a plus qu'à rentrer !
Aucune image en vol n'étant disponible pour le moment, l'action
est ici shématisée.Pour une meilleure compréhension
de l'exploit, les proportions "homme/avion" ne sont pas respectées.
Sortie d'avion et prise de vitesse opposée à l'axe
de largage.
L'avion revient sur un axe parallèle. Pilote et para se calent
l'un par rapport à l'autre.
Vol parallèle avec corrections finales.
La rentrée s'effectue en 2 temps : accrochage sur le carénage
en mousse, puis remontée dans la carlingue. Bingo !
C'est
donc vraiment un travail d'équipe avec le pilote ?
Complètement ! Sans la complicité de François
Prin, le pilote, c'est impossible à réaliser. Et il y a également
Nicolas Girardin qui suit dans un second Pilatus pour les prises de vue
extérieures.
Combien de temps de travail avez-vous sur un
saut ?
Environ 1 minute 20 en sautant à 4 800 mètres.
Combien de fois es-tu rentré dans l'avion
à ce jour ?
4 fois complètement, 2 fois accroché mais j'ai dû
relâcher pour ne pas abîmer les ailes. En fait, les premières
fois je me suis retrouvé accroché à l'avion sans oser
bouger et François ne savait pas trop quoi faire pour m'aider. Nous
avons ensuite découvert qu'il suffisait de remettre l'avion à
plat, avec un peu de souffle pour gonfler les ailes de jambes et ça
rentrait bien. Nous allons certainement recommencer prochainement pour
avoir plus d'images.
Quel entraînement as-tu suivi afin de réussir
ce saut ?
Je m'entraîne dessus depuis le mois d'octobre 96. La principale
difficulté consiste à aligner la vitesse (donc le vol) du
parachutiste et de l'avion. Cette année, je totalise environ 200
sauts avec les ailes. Mais c'est sur le réglage de l'avion que nous
avons perdu du temps. Au début ça marchait bien, le réglage
était bon, mais nous ne le savions pas ! Ce n'est qu'après
avoir changé d'avion que nous nous sommes aperçu de l'importance
de son réglage : bien qu'ayant amélioré mes vitesses
de vol, l'avion avançait trop vite.
De quel réglage s'agit-il exactement ?
Celui du frein à l'hélice, le "bêta"
(*), qui est utilisé habituellement par le pilote pour freiner sa
descente et pour l'atterrissage. Nous avons passé un temps fou pour
trouver le bon réglage : 3 mois. Mais cela m'a permis de découvrir
plein de trucs sur le vol avec les ailes.
Quel est le risque principal de ce genre de sauts
?
Il faut absolument y aller doucement et ne pas se laisser griser par
le vol parallèle avec l'avion. C'est tellement éclatant de
voler à côté d'un avion qu'il ne faut pas se laisser
aller à des mouvements rapides au risque de taper dans l'aile, dans
les roues ou dans les montants de portes. Il m'est arrivé de prendre
de grosses bouffes derrière l'avion et le risque principal est à
mon avis de passer par dessus le plan fixe. A part ça, je me suis
fait mal aux doigts les premières fois en restant accroché
sur une sangle, mais c'est tout.
Tu n'as pas eu peur de l'hélice ?
Elle est beaucoup plus loin que ce que l'on croyait au départ.
Il faut craindre l'hélice sur une configuration piquée mais
nous avons choisi un angle plané à environ 45° qui minimise
les risques de passer dedans. Au début elle me semblait énorme,
mais dès que j'ai commencé à prendre le contrôle
et à m'approcher de la cellule, je n'y pensais même plus.
C'est alors que j'ai découvert toutes les turbulences qui entourent
la cellule : les jambes de train, les roues, les haubans, l'hélice.
Je fais ma route un peu au hasard, parfois un peu haut, ou un peu court,
ou un peu long ; et parfois ça rentre !
As-tu d'autres projets avec les ailes ?
Oui, des passages en rase motte dans les montagnes. J'ai déjà
sauté dans les Dru et sur l'Aiguille du Midi. Départ à
5 000 mètres au fin fond du massif du Mont Blanc, à 3 km
devant moi j'ai une brèche de 180 X 300 mètres et je passe
au milieu. Les premiers sauts ont bien marché, on va démarrer
les prises de vue en septembre. François va me suivre avec le Pilatus
pour filmer.
Et derrière la brèche ?
La face des Drus avec un dénivelé de 500 ou 600 mètres
et ensuite je suis un plan de descente parallèle au glacier, entre
300 et 500 mètres du sol, jusqu'en bas.
En cas de problème ?
J'ouvre mon parachute de BASE jump qui possède une finesse suffisante
pour m'assurer un dégagement en sécurité à
tout moment. Des images du même genre seront tournées par
la suite dans le grand Canyon (USA).
A propos de BASE jump, dans notre édition
précédente, on pouvait voir un double départ de falaise,
surf au pied. Encore un tournage pour Sector ?
Oui, c'était en Norvège, avec Jean-Noël Itzstein.
Ca démarre par du surf sur la pente enneigée, puis la pente
s'accélère (28°) et on décolle réellement
! Sur les films on peut voir la trace disparaître dans la neige.
Il n'y a aucune sensation de chute.
Quel est le dénivelé sur ce départ
?
500 à 600 mètres en vertical, entre 900 et 1 000 mètres
en dérivant. Ca laisse même le temps de passer quelques figures
avec le surf ! C'était vraiment très plaisant.
Combien de BASE jumps as-tu effectué en
skysurf ?
16, sans jamais le libérer.
Aujourd'hui, tu es capable de remonter dans un
avion en vol. Est-ce que tu penses pouvoir un jour te poser avec tes ailes,
sans ouvrir ton parachute ?
Je pense que oui, en théorie il est possible de se poser avec
les ailes. Mais il manque quelque chose : avant il faut maîtriser
la phase de décollage, le long d'une pente suffisamment forte, par
exemple. Le jour où l'on est capable de décoller, on doit
pouvoir se poser. Il faut trouver la faille entre le rêve et la réalité,
c'est ma façon de penser. Sans cette faille, il n'y a aucune chance
que ça arrive. Ou alors c'est de la roulette ruse, de la cascade.
Tu te balances dedans, tu vois si ça passe et si t'es haché
menu, c'est tant pis ! C'est pas mon truc. Avant chaque saut, je me pose
toujours la question de savoir si je serai encore vivant le lendemain.
Propos recueillis par Bruno Passe, le 2/8/97.
(*) Bêta : en position bêta, l'hélice
laisse passer moins d'air que ce que l'avion avance, elle est donc utilisée
comme un frein car elle ralentit le passage de l'air.